« Bonjour Maryline ! Tu es toute seule aujourd’hui ? Et Corinne, alors, bulle-t-elle ?
— Non point, répond Maryline. Elle a le rhume, la pauvre, et snirfle tout ce qu’elle sait. » Pendant que nous continuions de discuter, l’ordinateur fut agité d’un sursaut : l’écran clignota, la souris se bloqua, noir, blanc, noir, noir encore — puis tout rentra apparemment dans l’ordre. « Bon, tout est rentré apparemment dans l’ordre. — Une baisse de tension, peut-être ? — Va savoir… » et nous reprîmes nos occupations : pour Maryline le travail (clic, clic, entrée, clic, etc.), la baguenaude devant les étagères pour moi.
À peine une demi-heure plus tard, un livreur se présenta : « Madame, dites, jles mets où, les seize cartons ? Zavez une arrière-boutique, ou bien ? ». Seize cartons ? Quels cartons ? Personne n’a commandé seize cartons ?! Mais le bordereau du coursier était formel : le matin même, avec livraison express urgente code rouge priorité maximale, une soixantaine de livres commandés, puis une autre, puis trois autres, puis une dernière. Égale seize cartons, bien tassés.
Maryline n’avait pas encore composé le numéro de téléphone du diffuseur qui s’était manifestement trompé, ah ! çà ! aucun doute, personne n’ayant commandé tant de livres ce matin, d’ailleurs je pouvais en témoigner, n’est-ce pas ? et qu’est-ce que c’était que cette histoire de code rouge urgent — Maryline n’avait donc pas encore prononcé ces mots qu’un livreur, c’est-à-dire un autre se présenta, casquette à la main et se grattant dubitativement la tête : « C’est encombré de cartons, Madame, dites, votre librairie : j’en ai une vingtaine en express à déposer, code pourpre urgence absolue. Et dans votre arrière-boutique, y aurait padla place ?
— Hein ? Mais non ! Mais quoi ? » Maryline ne parvenait qu’à bredouiller que ce n’était pas possible, tandis que le livreur, c’est-à-dire l’autre livreur se montrant aussi inflexible que le premier, commençait d’empiler ses propres cartons sur ceux déjà empilés, sur les tables, sur le bureau, sous le bureau, sous, dans, derrière l’évier… Je ne pouvais rien faire qu’aider à rendre la librairie circulable, ce qui n’était pas rien. Maryline, le combiné à la main (on la tenait en attente), une autre sur la souris de son ordinateur (il répondait d’un blip de non-recevoir à toute sollicitation), retenait avec peine un carton que le livreur, c’est-à-dire l’autre avait déposé sur ses genoux. L’œil rivé sur le bout d’écran qui lui restait accessible, elle ne vit pas un livreur, c’est-à-dire un troisième entrer, les bras déjà chargés de deux cartons — « Et il y en a encore une demi-douzaine danl camion en attente code prioritaire fuchsia : c’est par où qu’on accède à l’arrière-boutique ? »
C’en fut trop : dans un cri suraigu, Maryline dit que c’en était trop. Et qu’il n’y avait pas d’arrière-boutique.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux : « Ah ! tiens, dit-elle, j’ai fait un très mauvais rêve.
— Oui, Maryline, tu étais en train de rêver et… »
Non, mais attendez une seconde : vous ne croyez tout de même pas que je vais vous resservir le coup du « ce n’était qu’un rêve » ? Du réchauffé pareil ? Et puis quoi ? On n’est pas dans Dallas ! Soyons sérieux deux minutes ! Je reprends :
« Non, Maryline, tu t’es évanouie : les cartons, euh, les cartons sont toujours là, plus d’autres encore, euh, plus d’autres sur le trottoir. » Ça expliquait qu’il fît si noir : les piles de cartons, dehors, atteignaient presque le haut de la vitrine. J’avais entre temps appelé Corinne : depuis son lit, entre deux snirfl, elle m’avait indiqué la marche à suivre : « Premièrement, tu réveilles Maryline et tu lui fais boire deux cafés. Non, quatre. Ensuite, tu appelles M. Z. et tu lui hurles de venir reprendre ses cartons. Ensuite, une fois réveillée, Maryline prend le relais des hurlements avec Mme Y. puis M. W. et leurs cartons. Ensuite, alerte rouge informatique : le responsable de la maintenance ramène sa fraise illico. Sniiiirfl ! » Je vous passe le détail des opérations, car tout ne se fit pas sans mal, mais il se trouve qu’à la fin de la journée, tout était rentré dans l’ordre — je ne pouvais pas manquer, franchement, de vous le faire, le coup du « tout rentra dans l’ordre » : on n’est pas dans L’Aventure du Poséidon, tout de même.
Le responsable de la maintenance informatique donna une explication aussi claire que peu claire à propos de ce qui s’était passé, concluant ainsi son discours : « Mais ce genre d’accident n’arrive jamais. Ab-so-lu-ment ja-mais. » Corinne qui avait fini par venir en peignoir et en chaussons, se fendit d’un snirfl qui en disait long, mais je dus retenir Maryline qui brandissait déjà le clavier de l’ordinateur en direction de la tête du jeune homme.
3 commentaires:
Merci, merci...cette nouvelle est très drôle et cauchemardesque (à hauteur de libraire !).
Merci aussi de faire vivre ce site qui nous manque tant.
Oh chères libraires revenez, c'était si agréable de vous lire, de bénéficier de vos conseils à distance (car n'habitant pas Paris hélas !) et de connaitre votre quotidien de libraire si passionant pour un amoureux des livres.
"cette nouvelle est très drôle et cauchemardesque"
Désolé, je ne lis pas le Garamond police 11 décentré. :/
les tailles des librairies varient bien sûr... celle où je travaille est, je crois bien plus grande que la vôtre niveau surface. Le nombre de cartons s'en ressent...
Mercredi : 76 cartons d'office Interforum, 15 volumen. Et à 17h45, 20 de chez Sodis. Pas mal, non ? ;-)
Sauf que pour nous, ce n'était pas une erreur!!!
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