30 juin 2010

C'est en lisant qu'on devient liseron | 4
















Dans le cadre de sa résidence d'écrivain soutenue par la Région île-de-France, Pierre Ménard a décidé de mettre en place avec le soutien de Mélico, mémoire de la librairie contemporaine un travail sonore sur la lecture, une série d'entretiens avec des auteurs, des librairies, des bibliothécaires, des éditeurs, des journalistes, des professeurs, des enfants, des poètes, des blogueurs et plus globalement des lecteurs, suivie par la lecture d’une page 48 de leur livre de chevet.


Ce quatrième numéro de cette série sur la lecture est consacrée à Constance Krebs, éditrice web :

Éditrice aux éditions 00h00 de 1997 à 2002, Constance Krebs est conseillère éditoriale indépendante. Titulaire d’un DEA de littérature comparée, elle prépare une thèse de doctorat à l’université Paris III sur Tumulte.net. Elle collabore à Remue.net et webmaster du site André Breton. Elle vient de lancer sa maison d’édition : Constance Krebs éditions. Son blog : Amontour.

À quel âge avez-vous commencé à lire ? Quel est le premier livre qui vous a marqué et vous a donné le goût de lire ?


Des souvenirs de lecture il y en a plein. Par exemple, dans la cour de l'école où j'ai découvert les textes de Le Clézio il y avait un endroit qui était complètement déserté par les enfants parce que ça jouxtait le cimetière du village. C'était à la toute extrémité du village, sans doute construit après le choléra, c'était plus dans l'encerclement de l'église, c'était complètement à l’extérieur, et donc il y avait une sorte de peur tacite de cet endroit, on ne pouvait pas aller près du cimetière donc on avait une paix royale pour aller bouquiner et j'étais un peu toute seule d'ailleurs. Je m'appuyais à un peuplier, il y avait une haie de peupliers, assise dans l'herbe, je pouvais lire pendant des heures. On est allé à Rome avec ma mère, mon frère et une amie, c'était l'année du bac, pour les vacances de Noël. On avait un ami sculpteur (Frédéric Bleuet) qu'on avait hébergé à la maison pendant un hiver, qui avait eu le prix de Rome et qui nous avait invité à venir à la Villa Médicis. Donc nous voilà partis. Il nous avait prêté son studio, il allait camper dans son atelier, et au pied du lit où je dormais il y avait un Pléiade, qui était un des volumes des œuvres complètes de Faulkner, je ne sais pas lequel, et là j'ai ouvert le livre un peu au hasard, comme l’on fait à dix-sept ans, et j'ai été complètement happé par "Tandis que j'agonise" "Le bruit et la fureur", "Lumière d'août", "Le sanctuaire". C'était extraordinaire, parce que je lisais ça par morceaux, sans aller au bout parce qu'on restait trop peu de temps pour aller au bout. Mais je lisais jusqu'à deux trois heures du matin, et c'était extraordinaire parce qu'on était hébergé par cet ami qui m'impressionnait beaucoup parce qu'il était silencieux, parce qu'il était très imposant, c'est vraiment quelqu'un d'exceptionnel, une espèce de géant de la sculpture pas bien dans son époque et qui nous faisait découvrir Rome sans dire un mot. La nuit, avant le dîner ou après le dîner, on passait dans des ruelles incroyables, complètement crasseuses, avec toute la misère qu'il peut y avoir à Rome, et pouf on débouchait sur une sculpture, mais il nous disait là il faut fermer les yeux et il faut toucher. Et puis après lui il travaillait et nous on allait se balader. On a vu des trucs extraordinaires. En traversant la via Appia, à la tombée du jour, il y avait un berger qui passe avec son troupeau, c'était antédiluvien, tu avais l'impression d'être tombé deux mille ans en arrière, et c'était une élévation, et en même temps le berger il ne faisait pas attention au tombeau. Et quand je reprenais le bouquin qui était là je retrouvais cette espèce de faste. Faulkner c'est du bronze, enfin c'est brut et en même d'une force et d'une violence inouïes, avec cette dureté de la misère, de la pauvreté. Rome et Faulkner pour moi c'est totalement imbriqué dans cette visite que nous en a donné Frédéric. C'était extraordinaire. J'ai retrouvé le carnet que j'avais pris pour rendre compte de mon voyage à l'époque. À Rome il y a le portrait de Faulkner que j'ai recopié sur la page. Autre chose étonnante, je raconte ça sur le blog la semaine dernière. François Bon laisse un message en disant : Je crois que le Pléiade que tu as lu, c'est le mien, parce qu'il était à la Villa Médicis cet hiver là. C'est à la fois complètement fantastique et en même temps je pense qu'il n'y a pas de hasard non plus. On est des lecteurs, on aime les livres et le support d'expression, il importe peu, ce qui compte c'est le texte. Et c'est ce que j'avais voulu dire en introduisant ce moment de lecture. Ce sont des souvenirs forts, après il y a Gracq, il y a Kafka, après il y a Malcolm Lowry, j'ai découvert ça cet hiver. « Quelqu'un jeta un chien mort après lui dans le ravin. » (L’ultime phrase d'Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry) Le Clézio c'était suffisamment facile à lire à onze, douze ans, sans problème, avec ses espèces de répétitions lancinantes comme une musique. C'était le sentiment d'avoir été happé. Et Faulkner, c'est différent, c'était une imbrication avec une visite à Rome. Parce que c'était en hiver, parce qu'il y avait la vision de Frédéric Bleuet qu'il essayait de nous transmettre.

Création sonore et entretien complet à découvrir sur le site de mélico (Mémoire de la Librairie Contemporaine).

Aucun commentaire: